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ÇA SENT LE SAPIN !

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Guide détaillé ici


Aujourd’hui, le temps est magnifique. “Un bon weekend qui s’annonce”, se dit Charlie. Elle aurait pu faire une bonne grasse matinée, mais elle a décidé de se lever tôt pour profiter du beau temps et de la neige. Lorsqu’elle ouvre sa porte d’entrée, un vent frais soulève ses mèches de cheveux. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’il a neigé autant et aussi bas, à 1 000 mètres. Cela donne d’ailleurs pas mal de fil à retordre aux stations de montagne de la région, situées certes plus haut, mais qui ont été surprises, comme tout le monde.

Charlie s’étire, fourbue. La semaine a été chargée, avec pas mal de problèmes non résolus à la station de montagne Valençonette pour laquelle elle travaille en tant que chargée de préservation de la ressource en eau. Mais la jeune femme n’a pas envie d’y penser : ce soir elle accueille ses grands-parents qui viennent de Normandie. Ils restent quelques jours pour profiter de leur petite fille mais surtout de la neige qui tient depuis le début de semaine et qui devrait encore tenir quelques jours.

Charlie sort de chez elle et décide d’aller à La Terrasse, un café-restaurant ouvert toute l’année où l’une de ses amies travaille. Elle ira ensuite faire quelques courses pour le repas de ce soir. Une fois habillée chaudement, elle embarque sur son vélo électrique et traverse son village et le tout nouvel écoquartier. “Tout ça, c’est depuis que notre village a été classé dans le top 10 des meilleurs endroits où il fait bon vivre, pense-t-elle avec une pointe d’agacement. “Pas étonnant, partout ailleurs il fait trop chaud, surtout plus bas”.

Arrivée au café, elle s’installe à l’extérieur pour profiter du soleil. Elle ferme les yeux et laisse les rayons réchauffer son visage. Elle reconnaît les pas de son amie qui s’approche sur la terrasse en bois.

– Salut Mia, comment ça va ?, demande Charlie.
– Très bien et toi ? Pas trop dur la semaine ?
– M’en parle pas !, râle Charlie. La montagne est remplie de touristes, c’est l’enfer à gérer… Je ne comprends pas que la station d’Hiver Bonheur continue à communiquer sur la neige.
– C’est pas si surprenant… Ils ont les dernières remontées mécaniques de la région… ‘Faut bien qu’ils en profitent.
– Oui mais c’est fou qu’il y ait autant de monde malgré le prix du forfait ! Ils l’ont multiplié par quoi, deux ? Trois ? Vu la baisse de la fréquentation et l’augmentation des coûts de l’énergie…
Mia secoue la tête, l’air dépassé.
– Du coup, je te sers quoi ?, s’enquit-elle.
– Un chocolat chaud, s’il te plaît !
– D’accord… Par contre je te préviens, le lait ne vient pas d’ici.
– Comment ça ? C’est pas le lait de Gigi ?
– Non, son troupeau a pris un sacré coup cet été. Il a perdu les trois quarts de ses bêtes malgré les conseils de Xena… Il arrive au bout du bout de ses stocks de lait.
– J’espère que ça va aller pour Gigi, marmonne Charlie.

*I know it’s only rock ‘n’ roll but I like it, like it, yes, I do*

“Tiens pourquoi Isidore m’appelle ?” se demande Charlie en fronçant les sourcils. A l’autre bout du fil, la voix de son collègue de travail lui semble paniquée.

– Allo, Charlie, ça va ? Dis-moi que tu es dispo ! On a une énorme urgence !
– Qu’est-ce qu’il se passe ?
– Tout le village de La Haute se retrouve sans eau ! Quelque chose a dû péter dans les conduites d’eau. Je passe te chercher. On file à Hiver Bonheur.
– Quel rapport avec Hiver Bonheur ?
Tu sais le raccordement qu’ils avaient installé au réseau d’eau potable l’année dernière ? Je pense qu’il a lâché à cause de l’afflux de touristes en station. Ils ont installé ça n’importe comment et ont tiré beaucoup trop d’eau…. Y compris pour la neige artificielle.
– Hein ? Et les deux retenues collinaires ?
– A sec ! Ils ont fait tourner les canons à neige tout le mois de décembre… Jusqu’aux flocons de ce début de semaine ! Ils tirent sur leur quota eau-équitable. Ça urge, Charlie, non seulement La Haute n’a plus d’eau, mais en plus ce sont des centaines de litres d’eau potable qu’on bazarde. Il faut qu’on aille leur donner un coup de main.
– Ok, je suis à la Terrasse. Tu es avec ta camionnette ?
– Oui ! J’arrive.

Tout juste Charlie a-t-elle le temps de boire son chocolat que déjà apparaît la camionnette d’Isidore au coin de la rue. Il se range devant le café. Charlie pose quelques pièces sur la table et saute sur le siège passager.
– Bon sang, ça caille !
– Il fait 0°C, fait remarquer Isidore après un coup d’œil sur le tableau de bord.
– Ça t’arrive de mettre le chauffage dans ta voiture ? J’ai l’impression qu’il fait encore plus froid que dehors !
– C’est juste qu’il n’y a plus de rayons de soleil pour te réchauffer, se moque son collègue.

Il tourne la clé et la camionnette démarre en silence, puis il lance le véhicule en direction de la station Hiver Bonheur, qu’ils atteignent après une vingtaine de minutes de virages serrés. La route a été difficilement dégagée. Charlie jubile de voir tout ce blanc qui perturbe ses sens, dissimulant sous son manteau merveilleux tous ces lieux qui lui sont familiers. Les maisons sont devenues méconnaissables, leurs traits arrondis par la neige. Les chemins dérobés maintes fois foulés deviennent des sentiers vers l’inconnu, au milieu des forêts où les calocèdres côtoient chênes pubescents et espèces exotiques qui s’épanouissent depuis une dizaine d’années. De rares épicéas se dressent parfois, vestiges d’une espèce autrefois endémique balayée par la sécheresse, les incendies, et les épisodes de scolytes de plus en plus sévères.

Dans les rues de la station Hiver Bonheur, le monde qui se presse sur les trottoirs surprend Charlie. La grande station de ski, en plein déclin, n’a plus reçu autant de vacanciers depuis au moins dix ans. Au fond d’elle, même si Charlie est heureuse pour quelques-uns de ses amis qui y tiennent un commerce, elle ne peut que ressentir une forme d’amertume. Le modèle est à bout de souffle. Il aurait tout à fait été possible de le repenser, vingt ans en arrière, en s’inspirant de la démarche de la station Valençonette qui s’est très bien adaptée à la fin de la neige en repensant totalement son modèle économique dans les années 2020. Mais en faisant le choix de tout miser sur le ski et la neige de culture, Hiver Bonheur s’est condamnée. Ce n’est pas un hiver exceptionnel qui la remettrait sur pied.
La camionnette s’extirpe de la station et met le cap vers la terrible fuite d’eau.

*****

Une odeur appétissante l’accueille dès le pas de la porte de la maison. A l’intérieur, Charlie retrouve avec joie ses grands-parents déjà installés dans son chalet. Ils ont bonne mine malgré le long trajet depuis la Normandie. Sur la table du salon, le repas est prêt.

– Du Mont d’Or !, s’exclame Charlie avec joie. Où l’avez-vous trouvé ?
– Une connaissance d’une connaissance, élude Olivier, son grand-père.
Ça a dû vous coûter un bras.
– Pas tes affaires, répond-il avec un clin d’œil.

Il lui tire une chaise.

– Désolé de ne pas avoir pu m’occuper du dîner, une urgence au boulot, s’excuse-t-elle.
– Un samedi ?! s’exclame Olivier, son grand-père.

Entre deux bouchées de gratin de pommes de terre au Comté, Charlie poursuit :

– Une ‘ana’isation a ‘âché sur ‘e Mont d’Alent.
– Hein ?
– Une canalisation a lâché sur le Mont d’Alent !
– Ah ! De quel côté ?
– Là où la forêt a brûlé cet été. La fuite était importante, il fallait agir vite. L’eau était coupée à certains endroits.

Son grand père balaye le problème d’un geste de la main :

– Avec tout ce qu’il est tombé, on ne devrait pas manquer d’eau.
– Détrompe-toi, répond Christelle, la grand-mère de Charlie. J’ai lu ce matin qu’ils sont encore en arrêté sécheresse, ici. Les pauvres.

Le grand-père de Charlie désigne la fenêtre. Le ciel s’est voilé dans l’après-midi. On aperçoit derrière la vitre de légers flocons qui virevoltent dans la nuit. Au loin, on devine les hauts plateaux couverts de blanc.

– Et ça ? Je veux bien que ce ne soit pas la neige d’antan, mais ça reste de l’eau, non ?
– Charlie secoue la tête.
– Pas suffisant. On reste déficitaire. L’élevage, l’agriculture, l’industrie… Le tourisme ! Tout le monde a besoin d’eau.
– Ils utilisent encore de l’eau pour les canons à neige à Hiver Bonheur ? s’étonne Christelle.
Ces derniers jours, non, mais ces derniers mois, oui, beaucoup. Heureusement qu’il est tombé assez de neige et qu’elle devrait tenir encore quelque temps, sinon ça serait dramatique avec tous ces touristes venus skier.

Olivier hausse les épaules.

– Tant qu’on a de l’eau au robinet… Tiens, reprends des patates, conclut-il.

Charlie tend son assiette en souriant. Sa grand-mère s’adosse à sa chaise, l’air songeur.

– C’est vrai qu’on n’a plus eu d’hiver, de vrai hiver, depuis au moins trente ans, se remémore-t-elle. Je me souviens que quand on était gamins, dans les années 1980, on avait parfois du -20, -30 ! Et dix centimètres de neige en plaine ! Un hiver exceptionnellement froid, aujourd’hui, c’était un hiver doux il y a cinquante ans.

Elle se lance alors dans une de ces anecdotes favorites, que toute la famille connaît déjà, mais que l’on apprécie entendre à nouveau, espérant découvrir un nouveau détail sur un récit familial bien connu. Elle était monitrice de ski alpin à la station Valençonette au début des années 1990, une station familiale accrochée à flanc de colline à quelques kilomètres d’ici et où travaille désormais Charlie. Olivier, qui suivait un cours dédié aux adultes débutants, avait tout de suite flashé sur elle. Pour la revoir, il s’était inscrit au cours “avancé” le lendemain qui se déroulait sur piste noire, et, incapable de freiner, avait fini sa première descente droit dans un sapin. Christelle avait dû l’accompagner jusqu’au pied de la piste, tandis qu’il essayait de stopper le sang qui coulait de son nez avec ses moufles. C’était à l’infirmerie, avec de gros cotons dans les narines, qu’il lui avait proposé de boire un verre le soir même.

Charlie et son grand-père rient aux éclats. Christelle conclut :

– Je me demande ce qu’il est devenu ce sapin. Probablement remplacé par un Bornmuller ou un chêne.

– Un truc qui tient mieux la sécheresse quoi, confirme Charlie.
– Un truc qui tient mieux une charge de ton grand-père surtout !, rétorque sa grand-mère en pouffant. Les arbres tremblent encore quand on se promène sur les chemins du coin.

Son grand-père ne prend pas la mouche et gratifie sa grand-mère d’un sourire ému, puis se lève pour aller chercher la tarte à la crème et aux noisettes qu’il a préparé.

– Combien de temps as-tu été monitrice, déjà ?, demande Charlie à sa grand-mère.
– J’ai fait une trentaine de saisons ! Jusqu’aux prémices de la reconversion de Valençonette. Un crève-cœur…
– Il faut dire que ça faisait quelques années qu’on sentait le ski s’essouffler, complète Olivier.
– C’est vrai, c’est vrai… Et puis ce n’était plus possible… On savait que la neige tombait moins, et qu’elle tomberait encore moins dans les années à venir. La neige de culture, ça ne suffit pas.
– Surtout quand on manque d’eau, fait remarquer Charlie.
– Surtout quand on manque d’eau, oui, et que l’énergie coûte cher… Et puis il faut qu’il fasse froid aussi. Avant on avait beaucoup de jours de gel, mais maintenant… C’est moins vrai. C’est bien que Valençonette ait su se réinventer. Encore un peu de ski nordique en hiver… On m’a parlé aussi de luge mais surtout beaucoup d’activités au printemps, en été, et en automne. J’avais d’ailleurs bien aimé le ski à roues ! Une autre façon de vivre la montagne. Mais sur le coup, quand ils ont démonté les remontées mécaniques, ça m’a vraiment fait quelque chose.

Un silence nostalgique s’installe.

Dis-donc, elle est bonne ta tarte !

Olivier la remercie en se servant un verre de vin blanc.

– Comme ta grand-mère ne faisait plus de saisons ici, explique-t-il à son tour, on a décidé de déménager dans le Cotentin, pas loin de mon village natal. J’ai l’impression qu’il y fait même un peu plus frais qu’ici, l’été.
– Va dire ça à tous les citadins qui s’installent ici.
– On a les mêmes en Normandie. Et puis, est-ce qu’on peut les blâmer ?

Charlie fait la moue.

– Ça vous manque pas, la montagne ?
– Si, c’est bien pour ça qu’on vient te voir !
– Et t’avais jamais pensé à travailler pour une autre station, mamie ? Hiver Bonheur par exemple ?

La vieille dame secoue la tête.

– Passer d’une petite station familiale à un gros complexe géré par des investisseurs privés, ça ne me disait trop rien. D’autant plus avec leur modèle neige-à-tout-prix… Ils communiquent sur le tourisme quatre saisons, mais quand tu vois la quantité de neige de culture qu’ils produisent…
– Avec les restrictions d’eau à répétition de ces dernières années, ça grogne dans le coin, confirme Charlie en hochant la tête. La station croule sous les dettes. Ils n’ont pas obtenu l’aide d’urgence climatique de l’Etat, l’an passé, et c’est trop tard pour entamer un changement en profondeur. Ils vont droit dans le mur. Le pire, c’est que même quand il neige comme cette année, ça ne va pas : ils ne sont plus capables d’accueillir autant de touristes. Tu ne peux pas recruter des saisonniers supplémentaires au dernier moment. Si ça se trouve, c’est la dernière saison de la station. Elle aura tenu aussi longtemps que possible. La dernière station de ski de la région.

Charlie songe douloureusement à ses quelques amis qui tiennent des commerces là-haut et qui risquent de couler avec la station.

*****

Dimanche matin, 8h. Après le petit déjeuner, Charlie décide d’aller se dégourdir les jambes. Son souffle s’élève doucement dans l’air froid. Le thermomètre de la terrasse affiche 3°C. Elle observe, non sans un certain plaisir, le paysage recouvert d’une fine couche blanche.

Mais le silence confortable qu’apporte d’ordinaire la poudreuse se fissure déjà.

Car autour d’elle, le chant de la pluie se fait entendre, et pourtant il ne pleut pas.

La neige commence à fondre, et avec elle un peu de la magie d’hiver.

Un peu de la magie d’hier.