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LE CALME APRÈS LA TEMPÊTE

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Niveau de confiance : ÉlevéIntermédiaireBasFiction
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Le patient parle normalement, ne présente pas de signe d’engourdissement, lève son bras, ne semble pas particulièrement désorienté. Légère déshydratation. Âgé, 77 ans, a déjà été victime d’un AIT – Accident Ischémique Transitoire. Suspicion d’un nouvel AIT, pas de contre-indication au traitement préventif à l’aspirine. IRM en urgence. Il me remercie, me pose une question pour entamer la conversation ; j’élude, pas le temps, lui souhaite bon courage, tire le rideau du box, m’élance vers le box suivant.

Enfant, 10 ans, accompagnée du père. Ce dernier couve sa fille d’un regard inquiet. Éruption cutanée, courbatures, vomissements, fièvre. J’ai assez peu de doute sur le diagnostic : dengue sans signe de gravité. N’a jamais eu la dengue auparavant. Traitement symptomatique, paracétamol – le générique, car le reste est en rupture – et surveillance. Prescription d’une moustiquaire. Je vérifie qu’ils ont accès au livret santé-résilience. Je les quitte en oubliant de leur dire au revoir.

Jeune homme, trente ans, malaise vagal. Travailleur du BTP. S’exprime difficilement en français. J’essaie l’anglais, ça passe mieux. Malaise lié à la chaleur, signes de déshydratation, brûlures dues à une surexposition au soleil sur les avant-bras. Il sent fort la transpiration et la poussière. Il m’explique avoir des crampes aux cuisses. Je lui demande si son employeur respecte bien les horaires estivaux aménagés. Il répond à côté, évite mon regard. Je soupire. Je lui indique de bien boire et lui prescrit, si nécessaire, des sels de réhydratation. Je le quitte, énervée, griffonne un signalement à l’attention du directeur des services, qui entrera en contact avec la médecine et l’inspection du travail. Les contrôles estivaux ont été renforcés ces dernières années, mais combien d’ouvriers devront encore mourir sur les chantiers ?

J’en profite pour attraper ma gourde, boire quelques gorgées, souffler une seconde, et contempler l’agitation des urgences : les internes dans leurs blouses blanches qui trottent d’un coin à l’autre de la salle, climatisée également ; les lamentations des patients frappés par l’épidémie de dengue et la terrible canicule ; les infirmiers venus en renfort après l’activation du Plan Blanc Multicrises, les cernes sous les yeux de Léo et Inès qui accueillent les patients et remplissent leurs dossiers médicaux.

A chaque fois qu’une personne entre ou sort, un souffle d’air brûlant se fraye un chemin au travers de l’air climatisé, jusqu’à moi. C’est comme ouvrir la porte d’un four. Cet air caniculaire m’apporte des effluves de tabac. J’ai envie de fumer une clope. J’ai arrêté depuis dix ans.

Je vois passer un brancard, un corps recouvert d’un drap blanc. Ma jeune collègue Jade s’approche de moi et me salue d’un “Salma”, sans le quitter du regard. C’est une externe, encore étudiante. Elle se tient droite, parle froidement, essaie d’adopter l’apparente neutralité que l’institution attend d’elle.

Une personne sans abri. La troisième, aujourd’hui. Quand le SAMU l’a amenée, elle avait perdu connaissance.

Elle a le teint pâle. On ne s’y habitue jamais vraiment. Je lui donne une petite tape dans le dos, comme pour l’encourager, puis j’écrase ma cigarette imaginaire et met fin à cette pause à laquelle je me suis astreinte.

Je n’ai pas pris le temps d’aller aux toilettes.

Deux jeunes adolescentes, deux sœurs. Mineures. Les parents travaillent. L’une d’entre elles a une grosse fièvre, le visage rouge. Apathique. Marmonne des propos incohérents. Sa sœur m’explique que leur appartement est vétuste, sous les toits en zinc, qu’en période de canicule ça devient insupportable. Les passoires énergétiques auraient dû disparaître il y a quinze ans. On en parlait déjà quand j’étais gamine. Signes d’hyperthermie sévère, je décide de l’hospitaliser immédiatement.

Homme d’une quarantaine d’années, sourire détartré et blanchi, costume de marque. Il sent fort le parfum. M’appelle “Mademoiselle” et me demande quand arrivera le docteur. J’ai une violente envie de le baffer. Je prends sur moi, je sais que j’ai les nerfs à vif. J’imagine le regard réprobateur d’Hippocrate, et ça m’agace. Encore un cas de dengue, fièvre, sans signe de gravité. Il me dit que c’est la faute du télétravail, qu’il y a plus de moustiques chez lui qu’au bureau, mais que les locaux de son entreprise sont fermés. Ils consomment trop d’énergie pour la climatisation. Construire une tour en verre orientée plein sud, même avec la meilleure isolation du monde : effet de serre garanti.

Je m’étonne qu’il y ait encore des moustiques en ville. L’Agence Régionale de Santé traque les gîtes larvaires depuis le début de l’épidémie. Où se cachent les derniers ?

J’ai tout juste le temps de lui prescrire des antalgiques que j’entends des cris. Je sors du box, me précipite dans la salle d’attente. Là, je trouve deux hommes en train de s’invectiver. L’un est visiblement alcoolisé. Plusieurs personnes essaient de les séparer, sans succès.

Je les engueule copieusement.

– Oh ! Vous pensez pas qu’on a d’autres choses à régler que de séparer deux minots de cinquante balais ?

Est-ce l’autorité du médecin qui les fait redescendre ? Ou mon accent du sud, qui surprend toujours les gens du coin ? Ils s’éloignent l’un de l’autre tout en se jetant des regards mauvais. J’enfonce le clou :

– Non mais franchement ! Regardez autour de vous !

La salle d’attente est bondée. Des pleurs de bébés couvrent à peine les lamentations d’une vieille dame sur un brancard. Une femme sans abri dort dans un coin, derrière une plante. Je la connais, elle vient souvent ici. Elle s’y sent en sécurité et il y fait frais. Parfois on papote un peu avec elle, même si on n’a pas beaucoup de temps. Les assistants sociaux l’ont déjà reçue, comme la petite dizaine de personnes à la rue qui échouent régulièrement ici, naufragés d’un océan de béton brûlant.

Une multitude de regards m’observent, dans l’espoir que j’appelle leur nom et que leur attente s’arrête là. L’augmentation des capacités d’accueil hospitalière ne suffit pas à couvrir les besoins quand les crises sanitaires et climatiques se croisent. Je repense à l’an dernier, la canicule de 23 jours. Quand on en a fait le bilan, avec l’équipe, on était persuadés qu’on saurait mieux gérer la prochaine, qu’on serait mieux préparés. On devrait s’améliorer, c’est presque tous les ans ! Pourtant, en hiver, tout le monde avait oublié cet été brûlant et pensait qu’on serait épargnés. Comment l’oublier ? Comment être aussi amnésique ? Peut être juste trop optimiste.

Un bruit me tire de mes pensées. Quelqu’un s’agace sur le distributeur, le secoue. Il est en panne.

Je vois que tout le monde a un verre, une gourde, une bouteille d’eau en main, des granités pour se rafraîchir. Les gens ont compris qu’il fallait s’hydrater. C’est déjà une petite victoire.

Je repars dans ma farandole de consultations. Une asthmatique qui a du mal à respirer ; l’anticyclone qui stationne depuis une semaine rend la qualité de l’air mauvaise ; sans compter le pollen d’ambroisie. Un pied cassé. Pas mal d’hospitalisations. Des prises de sang. Des examens complémentaires, des scanners, des prélèvements. Encore des déshydratations. Encore des cas de dengue. Deux AVC.

21 heures.

Je n’ai pas vu le temps passer. Je suis rincée. Lorsque mon collègue vient prendre la relève, je respire enfin. Mes tympans bourdonnent et j’ai un début de migraine. En salle de pause, je salue l’équipe de nuit, récupère mon sac et me change. Je me remets un coup de déo ; pas optimal mais ça fera l’affaire pour tenir jusqu’à la douche. Mon ventre gargouille bruyamment, alors je mange deux abricots que j’avais mis de côté. Pas n’importe lesquels : ceux de mon asso de quartier qui gère les vergers d’arrondissement. Difficile de faire plus local. Même si en ce moment, ils peinent un peu avec la chaleur.

Lorsque je sors de l’hôpital, le jour touche à sa fin. Je trouve la température étouffante. Là où l’on n’a pas encore fait sauter le béton, le sol recrache la chaleur emmagasinée dans la journée. Dans ces quartiers où le végétal n’a pas encore trouvé sa place, certains commerces n’ouvrent plus que la nuit, l’été.

La rue est déserte, un étrange silence s’est emparé de la ville. Un silence-de-flammes, comme l’a si bien décrit l’autrice du livre primé au Goncourt il y a deux ou trois ans :

Car lorsque l’été cesse de consumer la ville, lorsqu’il n’a plus rien à brûler ;
Lorsqu’il a noyé les rues sous ses vagues surchauffées ;
Lorsque tout ce qui vit se terre, s’abrite et s’enferme,
Rêvant avec mélancolie de sommets blancs enneigés ;
Alors la chaleur s’en prend à ce qui reste,
Le bruit.
Entre alors le silence jusqu’au cœur des cités,
Le silence-de-flammes.

Le genre littéraire de la cli-fi – science-fiction climatique – a fini par être rattrapé par la réalité, balayée par le climatoromantisme. Un genre nouveau, porté par de jeunes auteurs. Une écriture contemplative au milieu des catastrophes.

A l’exception du Goncourt, que j’ai trouvé formidable, je n’en lis jamais. Un peu trop angoissant et déprimant à mon goût. Parfois exagéré. Je n’ai pas besoin de ça pour être anxieuse, pour ressentir chaque jour l’urgence, l’inquiétude, la peur. La mienne, mais surtout celle de mes patients, malades ou mourants. Dans le feu de l’action, l’émotion et la crainte se taisent, mes bras et mes jambes s’agitent. On ne me laisse pas le temps de la compassion. Lorsque s’éloigne l’hôpital derrière moi, seule dans les rues abandonnées, c’est là que pèse soudain le poids des peines et des souffrances. Le calme après la tempête ? Tu parles ! C’est quand la chaleur du soir me prend à la gorge que je repense aux visages des personnes que je n’ai pu sauver. Je sens cette boule de nerf qui m’enserre la gorge. Me revoilà humaine, à pleurer pour décompenser. Car dès qu’on pense…

J’ai mal au ventre. A quoi ressemblera l’année prochaine ?

Je m’arrête, je respire profondément. La crise d’angoisse passera. Elle passe toujours.

Je croise une équipe de démoustication de l’Agence Régionale de Santé, dans leurs tenues blanches. Ils vérifient les pots de plantes que certains riverains ont installés dans la ruelle, à la recherche de larves à détruire.

Les lampadaires ne s’allument toujours pas. Au milieu des rues sombres et silencieuses, l’hôpital constitue un îlot de lumière. En période de tension sur l’approvisionnement électrique, l’électricité alimente les secteurs prioritaires. Je me rends compte qu’il ne me reste pas beaucoup de bougies à la maison si la coupure se prolonge ce soir.

Un moustique se pose sur mon cou, une des rares zones que je n’ai pas protégée. Je me claque violemment la nuque.

– Aïe !

Pas toujours très maline. Toute à mes pensées, je longe le nouveau parc de la ville. Je ne sais pas pourquoi on l’appelle encore “nouveau”, d’ailleurs, car il a déjà vingt ans. Les arbres ont bien poussé et le lac s’est peuplé de grenouilles. Une bouffée de fraîcheur, accompagnée d’une légère odeur d’humus, m’accompagne. Dans l’obscurité naissante, j’aperçois des dizaines, des centaines de flashs de téléphones, les flammes vacillantes des bougies ; j’entends des rires, des “ploufs”, l’odeur de la bière tiède, des grillades et des frites, un air de guitare, une ligne de basses quelque part derrière les buissons, un brouhaha diffus. Je croise des jeunes et des moins jeunes qui s’y dirigent, heureuses et heureux de pouvoir sortir. Il fait encore chaud, mais le parc ne fermera pas.

La ville vit joyeusement la nuit. Je ne saurais l’expliquer, mais ça me réconforte. Même dans la fournaise, on trouve des moyens de s’aimer.

Tandis que je m’éloigne du parc, en remontant un des boulevards végétaux, le silence s’installe à nouveau, parfois dérangé par le passage d’une ambulance. Au coin de la rue passe une brigade de Volontaires Solidaires. Des bénévoles, plutôt jeunes, qui donnent un coup de main en période de crise, principalement en rendant service aux personnes les plus vulnérables du quartier : faire les courses, prendre rendez-vous chez le médecin, venir passer un peu de temps avec des personnes âgées isolées. Créer du lien.

Je rentre enfin chez moi. Dans la cour de l’immeuble, une poignée de chauve-souris virevoltent et se délectent de moustiques. J’espère intérieurement qu’elles ont croisé la route des moustiques-tigres au crépuscule.

– C’est bien, les copines, nourrissez-vous ! Il y en aura pour tout le monde !

Je grimpe les deux étages, épuisée. Sur le palier, un voisin m’a laissé un panier de fruits avec un mot d’encouragement. C’est tout bête, mais ça me rend heureuse.

A l’intérieur de l’appartement, je suis surprise par la chaleur.

– Zut !

J’ai oublié de fermer la fenêtre des toilettes en partant ce matin. Il fait plus chaud dedans que dehors.

J’ouvre en grand la fenêtre du salon et m’appuie à la rambarde.

Au-dessus de moi, les étoiles vibrent légèrement à cause de l’air chaud.

Je soupire.

Dans la cour voisine, un grillon stridule gaiement.