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DANSE AVEC LES VAGUES

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Niveau de confiance : ÉlevéIntermédiaireBasFiction
Guide détaillé ici


Après pas moins de vingt-deux heures de vol, nous commençons enfin notre descente vers Tahiti. Je m’approche du hublot pour contempler le spectacle qui s’offre à moi : le paysage en dessous de nous est époustouflant, avec des eaux turquoise qui se profilent à perte de vue. Je suis plus qu’impatient de découvrir la Polynésie, Terre de mes ancêtres.

A peine sorti de l’avion, je réalise la particularité du climat tropical: la chaleur et l’humidité sont écrasantes !

Une fois passés les contrôles douaniers, des habitants de Tahiti nous accueillent, moi et les autres passagers, avec des “Ia Ora Na” et des “Manava i Tahiti”.

– Bonjour, dis-je timidement.

Plus loin, j’aperçois ma tante qui me fait de grands signes des mains pour que je ne la rate pas. Elle m’accueille chaleureusement, déposant un collier de fleurs aux fragrances uniques et délicieuses autour de mon cou.

– Ia Ora Na Soan ! J’espère que tu as fait bon voyage, comment s’est passé le trajet ? Tu n’as pas eu trop peur de l’avion pour une première ?
– Si j’étais très stressé au moment du décollage et je n’ai quasiment pas réussi à dormir… Je suis exténué !
– Oui, j’imagine… Allons-y ! Tu pourras te reposer à la maison. Nous avons une quarantaine de minutes de route pour rejoindre la ville.
– Ah bon ? Nous ne sommes pas à côté de la ville déjà ? Maman m’a dit que l’aéroport Tahiti-Faa’a était à 15 minutes de ta maison.
– Non, l’aéroport de Tahiti-Faa’a est sous l’eau, répondit ma tante avec un petit rire.

*****

Lorsque je me réveille, il fait déjà presque nuit, pourtant mon téléphone indique seulement 17h32. Alors que je m’approche de la cuisine, des voix résonnent et je découvre avec bonheur mon cousin Anapa et ma cousine Poe. Nous sommes tous les trois émus de nous rencontrer en personne pour la première fois, après plusieurs années d’échanges virtuels. S’ensuivent de longues discussions marquant nos retrouvailles jusqu’à ce que nous abordions le sujet pour lequel je suis venu : le programme de relocalisation des habitants des îles menacées par la montée des eaux.

Depuis plusieurs années, la montée des eaux menace les littoraux et les îles basses de la Polynésie française et avec la multiplication des événements extrêmes plusieurs villages ont été touchés. Ces dernières années ont été particulièrement dures pour les polynésiens à cause des nombreuses inondations et submersions marines. Je me souviens des photos et vidéos envoyées par Anapa et Poe… terrible ! Depuis, le programme de relocalisation s’est accéléré et permet à quelques proches des familles affectées d’en faire partie. Le fait que mes grands-parents résident sur l’une de ces îles menacées nous a permis de bénéficier d’un billet d’avion offert pour les rejoindre. Ma mère a insisté pour que je sois celui qui s’y rende, n’étant jamais allé en Polynésie.

Ma tante m’arrache à mes pensées.

– Anapa va venir avec toi à Rangiroa, aux Tuamotu, pour le programme de déménagement, annonce-t-elle solennellement.
– Génial ! m’exclamé-je avec une joie sincère.
– Et moi ? s’étonne Poe
– Tu es encore trop jeune, Poe, et tu as l’école, fait remarquer ma tante.
– Ce n’est pas juste ! Anapa aussi !
– Ce n’est pas tout à fait pareil avec la fac, mais le départ pour les familles est prévu dans cinq jours. Ça nous laisse le temps de faire découvrir un peu Tahiti à notre cousin, n’est-ce pas, Poe ? conclut Anapa avec un clin d’œil complice.

*****

Le lendemain, Anapa et Poe m’emmènent découvrir l’île. Nous nous baladons dans la matinée puis nous décidons de déjeuner à une roulotte. Je suis tout excité car ma mère m’a plusieurs fois parlé de son plat préféré : le poisson cru au lait de coco et je meurs d’envie d’en manger. Mais en voyant la carte je suis surpris de voir ledit menu barré. Je demande à Anapa ce qu’il en est.

Ae cousin y’a plus de thon en ce moment, c’est carrément difficile d’en pêcher et à cause du réchauffement des eaux ils migrent vers des eaux moins chaudes, typiquement vers les Australes ou ils descendent dans des eaux plus profondes. En plus, plusieurs rāhui ont été mis en place ! On peut en trouver surtout dans les bons restos, mais laisse tomber les prix !

Je suis déçu de ne pas goûter cette spécialité, mais le repas est malgré tout copieux. Nous nous rendons ensuite à la plage pour une baignade bien méritée. À notre arrivée, je suis profondément surpris par l’endroit. Nous sommes loin des cartes postales des années 2000 que ma mère avait conservées. La plage de sable est minuscule. On aperçoit des fondations de maisons partiellement englouties par les eaux.

– Qu’est-ce que c’est ? Demandé-je en pointant du doigt les vestiges.
– Ce sont d’anciennes maisons ou d’anciens ouvrages de protection… mais ils ont été grignotés par la mer. Les gens sont partis… Voilà ce qu’il en reste, me répond Anapa.
– La mer a grignoté le littoral à ce point ?
– Je le confirme, répond un vieil homme derrière nous qui avait, manifestement entendu notre conversation.
– Ia Ora Na Matavai, firent Apana et Poe, qui semblent le connaître.
– Tu sais, quand j’étais enfant, la plage s’étirait bien au-delà de cet endroit, continue le Tahitien, laissant échapper un soupir mélancolique. Nous nous baignions chaque jour, émerveillés par les couleurs et les somptueuses formes du corail. Les heures s’envolaient tandis que nous jouions dans le sable, traquant les tupas pour nous amuser.

Il laisse, cette fois, échapper un sourire nostalgique, l’esprit vagabondant dans le passé.

– Cette plage était vivante, remplie du rire insouciant des enfants, des hommes qui chantaient en jouant du ukulélé, et des femmes dansant au son des vagues. La nuit venue, nous partions en quête de langoustes ou de poissons perroquets endormis dans leurs abris secrets.

Un silence s’installe, puis il reprend :

– Mais à présent, cette plage est devenue bien triste, un témoignage silencieux des temps révolus, où la mer s’amusait avec nous et la plage était notre terrain de jeu.

Sur ces mots, l’homme s’éloigne.

Quelques minutes plus tard, munis de masques et de tubas, nous plongeons dans le lagon aux reflets bleus. Les rayons du soleil filtrent à travers la surface de l’eau, créant un jeu de lumière scintillantes qui dansent sur le sable fin en dessous. Je commence à nager, explorant les profondeurs, cependant, alors que je m’avance vers les premiers coraux, un spectacle triste et poignant se dessine sous mes yeux. Je comprends alors les paroles du vieil homme. Une sorte de cimetière de débris coralliens blanchis recouvert d’algues marrons défile sous l’eau.

Malgré cette désolation, j’aperçois quelques poissons noirs, apportant un peu de vie au lagon.

D’un coup, le fond marin s’assombrit. Je relève ma tête hors de l’eau et découvre de gros nuages dans le ciel, cachant le soleil. Je décide de faire demi-tour et aperçois Poe sur le bord de la plage. Je sors à peine de l’eau qu’il commence à tomber quelques gouttes, puis les gouttes deviennent plus grosses jusqu’à se transformer en cascade tombant du ciel. Anapa nous rejoint et nous courons vers la voiture nous abriter. Nous sommes tous les trois trempés jusqu’aux os.

– Wouah, ça c’est de la pluie !
– Cousin c’est normal ça pour nous ! me répond Anapa en riant. On est en pleine saison des pluies, continue-t-il.

Installés dans la voiture, je commence à questionner mes deux cousins sur l’état des coraux. Anapa et Poe n’ont pas l’air surpris par leur lagon, mais je comprends qu’ils n’ont jamais vraiment connu l’autrefois dont parlait le vieillard. Anapa, impliqué dans une association de protection des coraux, m’explique que la majorité des coraux du lagon meurent, en raison de l’augmentation de la température de l’eau et de l’acidification des océans. Néanmoins, il m’assure qu’ils arrivent à en restaurer grâce à des potagers sous-marins et qu’il me montrera ça une prochaine fois.

– Mais du coup ça n’est pas impactant pour la pêche locale ? S’il y a moins de coraux vivants, il y a moins de poissons, non ? questionnais-je.
– Si carrément, c’est très dur. Notre activité économique qui reposait autrefois sur la perliculture s’est aussi effondrée, à partir des années 2000.

Soudain, la discussion est brutalement interrompue, tout comme le mouvement de la voiture qui s’immobilise brusquement. Devant nous, un torrent d’eau nous coupe la route, résultat des trombes de pluies. Anapa décide tout de même de passer à travers avec son gros 4X4.

– Il va y avoir encore des inondations et les rivières vont déborder à ce rythme-là, dit-il.
– Ça arrive souvent ?
– Oui, pendant la saison des pluies il peut pleuvoir tellement en quelques minutes… mais tu vas voir ça ne dure pas très longtemps.

Effectivement, quelques minutes plus tard, les nuages commencent à se dissiper révélant à nouveau le ciel bleu et le soleil. J’ouvre ma fenêtre et d’un coup, une odeur de terre mouillée se mélange à celle de l’air salin de la mer, créant une atmosphère rafraîchissante et humide.

J’aperçois des enfants riants et sautant dans des flaques d’eau au bord de la route. Parfois, certaines maisons au bord de la mer ont l’air abandonné, les toits de tôle partiellement arrachés ; j’imagine que leurs habitants ont dû quitter les lieux.

Les jours suivants se résument à la préparation de notre périple avec Anapa. De toute façon, il ne fait pas beau ou il pleut, ce qui limite les sorties.

*****

Le lundi matin, à l’aube, ma tante nous conduit, Anapa et moi, au port de Papeete où nous prendrons bientôt le bateau qui nous amènera à Rangiroa. Après d’émouvants aurevoirs et la validation de nos billets, nous montons à bord de l’imposant navire, spécialement prévu pour accueillir toutes les familles relocalisées ainsi que leurs affaires. Passés quelques heures, nous voilà perdus dans l’immensité de l’océan Pacifique en direction des Tuamotu et de ces nombreux atolls.

La journée s’étire interminablement, d’autant plus pénible en raison de mon mal de mer persistant. Anapa se moque de moi, m’affublant du surnom “Farani”. Le lendemain, la situation semble s’améliorer et j’ai la chance de découvrir des bancs de dauphins nageant au loin de notre navire tout comme les poissons volants sortant hors de l’eau pendant plusieurs longues minutes, offrant ainsi une véritable féérie marine. Anapa semble aussi émerveillé que moi, mais il me confie qu’il aurait rêvé de voir des baleines à bosses, qui ne passent malheureusement plus vers chez eux.

Quelque 350 kilomètres plus tard, l’annonce tant attendue survient enfin : nous approchons de l’atoll.

A l’entente de cette nouvelle, je quitte en vitesse notre cabine et me précipite à l’extérieur pour scruter attentivement l’horizon. J’aperçois soudain, des têtes de cocotiers sortis de nulle part, l’atoll n’ayant ni montagnes ni collines. Contrairement à Tahiti, tout y est plat, à peine au-dessus du niveau de la mer.

Nous débarquons vers 11h au port d’Avatoru, où nos grands-parents nous attendent et nous accueillent, des ombres de sagesse et de chagrin dans leurs yeux.

– Eh bien nous y sommes. Votre venue marque un nouveau tournant. Le premier déménagement du programme de relocalisation. La dernière tempête aura au moins eu cet effet, déclare mon grand-père.
– Ne dit pas ça, Tokahi ! S’emporte ma grand-mère. Quinze personnes ont été emportées par la mer !
– Le séjour sera bref, reprend-il. Dans trois jours, nous serons repartis vers Tahiti. Une nouvelle maison nous attend là-bas, à la presqu’île.

Je ne peux m’empêcher de poser la question qui brûle mes lèvres.

– Vous avez décidé d’aller là-bas ?
– Oui mais nous sommes très peu nombreux à aller à Tahiti. Les Pa’umotu préfèrent aller aux Marquises, plus préservées, plus sauvages. Mais c’est à leurs dépens.
– Et vous, pourquoi avez-vous décidé de venir à Tahiti ? Demande Anapa.
– Nous n’avons pas vraiment le choix si nous voulons bénéficier d’une nouvelle maison. Pour l’instant le premier site de la relocalisation est là-bas, répond mon grand-père d’une voix ferme. L’océan fait partie de notre identité culturelle depuis toujours. Nous devons nous adapter à lui.

Ma grand-mère secoue la tête avec amertume.

– Adaptation ? L’adaptation signifie-t-elle abandonner nos ancêtres, notre histoire, nos traditions, notre fenua ?

Chacun de ses mots semble peser des tonnes. La tension dans l’air est palpable, et la douleur de la séparation imminente, insoutenable.

Nous nous installons à nouveau dans un bateau, cette fois-ci beaucoup plus petit. L’air salin chatouille nos narines tandis que nous naviguons vers un autre motu.

– Voici l’ancien aérodrome de l’atoll et ses 2 kilomètres de piste, nous montre du doigt mon grand-père, mais je n’aperçois qu’un morceau de piste complètement rongée, le reste étant submergé.

De l’autre côté de la rive, une immense digue se tient encore debout.

Mon grand-père poursuit :

– Le déménagement du village est le tout dernier recours. Avant cela, toutes les solutions possibles ont été tentées. Nous avons barricadé nos rives de blocs de pierres et de brise-lames. Nous avons érigé des digues. Nous avons planté des geogeo à la place des ‘aitos pour mieux nous protéger des vents du sud, les mara’amu. Nous avons surélevé les fare. Puis nous avons déménagé les fare les plus exposés une première fois. Puis une seconde fois. Regardez ! Nous passons sur la mythique passe de Tiputa !, s’interrompt-il avant de reprendre son récit. Et puis, il y a l’explosion de la démographie. Jusqu’aux années 2035, la population n’a fait que croître. Les villages se sont densifiés, ce qui a augmenté le nombre d’habitations exposées en zone submersible. Sans oublier les touristes, venant des quatre coins du monde et leurs allers-retours incessants en avion… jusqu’à cinq fois par jour ! En même temps, nos eaux étaient classées parmi les plus belles et les plus riches au monde. Nous étions déjà connus mondialement pour la plongée, mais ça s’est vraiment corsé lorsque des pubs ont incité à venir plonger ici avant la disparition de l’atoll.
– Et tout le monde s’est empressé de venir ici, complète ma grand-mère.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite ?
– Il ne reste plus grand-chose de cette époque, et la quasi-totalité des hôtels et pensions ont mis la clé sous la porte, reprend mon grand-père. Les événements climatiques à répétition ont eu raison du tourisme de masse : vents forts, tempêtes, inondations, sécheresse… Nous ne disposons pas d’eau courante ici, et lorsque les sécheresses ont été particulièrement intenses, des tensions ont fréquemment éclaté entre les natifs et les hôtels qui monopolisaient d’énormes réserves d’eau. Très souvent, nous ne pouvions pas prendre de douche pendant plusieurs jours…

Mais le pire, c’est lorsque nous devions faire face aux pénuries d’eau et d’essence, faute de livraison des ravitaillements par bateau.

Un court silence s’installe. Je pense à nos sécheresses en métropole, que j’ai toujours connues, et je me demande ce que ça doit être de vivre la dégradation de ses conditions de vie sur plusieurs décennies.

– Oh nous arrivons à notre camp temporaire. Vous allez pouvoir aider à charger toutes nos affaires pour les emmener sur le bateau.

****

Le lendemain, nous nous rendons à Tiputa, où les préparatifs pour la relocalisation se poursuivent. Plusieurs habitations abandonnées sont encore là ; le vent siffle à travers leurs portes béantes et persiennes cassées. Les toits s’affaissent, les planchers ont disparu, tout est envahi par la végétation. Au bord de la mer, des blocs de béton et des graviers sortent du sable : ce sont des fondations de maisons d’avant. Des arbres et des cocotiers aux racines apparentes jonchent la berge.

Nous marchons ensuite jusqu’à la petite maison sur pilotis, là où mes grands-parents ont vécu toute leur vie, avant d’habiter temporairement dans le village voisin. A travers les fenêtres de la maison, je découvre des meubles surélevés sur des plateformes, des murs couverts d’une fine couche de moisissure et des fils électriques suspendus au plafond.

Mes grands-parents demeurent silencieux, mais des larmes coulent de leurs yeux.

Je décide de m’aventurer un peu plus loin avec Anapa, laissant mes grands-parents seuls. Nous apercevons une église au fronton rouge, impossible à rejoindre sans se mouiller les jambes. Nous décidons de remonter le motu. Pendant notre marche, des dialogues et des pleurs déchirants emplissent l’air. Nous apercevons les derniers habitants qui se préparent à quitter leurs maisons, leurs racines, leurs souvenirs. Certains acceptent, résignés, que la montée des eaux ne laisse aucune autre option. D’autres, comme jadis ma grand-mère, voudraient rester pour se battre contre l’inévitable, espèrent le recul de la mer, que les esprits ancestraux protégeront leur terre sacrée.

De retour auprès de nos grands-parents, nous restons muets pour respecter leur recueillement. Mon grand-père partage des mots tendres à l’égard de ma grand-mère tout en posant sa main rassurante sur la sienne.

– Heirani, notre culture ne sombrera pas dans l’oubli, où que nous allions. Nous emportons avec nous nos valeurs, notre histoire, et notre profond attachement pour cette terre. Les ancêtres veillent sur nous, où que nous évoluions. Nous ne deviendrons pas de simples souvenirs. Le nom du Polynésien est indissociable de sa terre, même si celle-ci est sous les eaux